12
Linneth persuada Hoskins de ramener Graham chez lui le plus discrètement possible. Malgré une réserve de gasoil presque épuisée, le proviseur conduisait parfois sa voiture. Ils prirent donc ce véhicule. L’homme comprenait l’urgence de la situation, même s’il ne cessait d’observer sa passagère dans le rétroviseur. Linneth partageait sa méfiance, mais elle avait autre chose à penser pour l’instant.
Les roues arrière dérapaient à chaque tournant. Nul ne parla de tout le trajet, à l’issue duquel Linneth aida Dex à s’extirper de la banquette arrière et vit alors qu’il avait taché la garniture. Hoskins s’éloigna aussitôt, les abandonnant au milieu des rideaux de neige agités par le vent.
Elle soutint Dex jusqu’à son appartement. Il était encore assez lucide pour utiliser sa clé, mais il perdit connaissance en atteignant le lit ensanglanté.
Linneth avait appris le secourisme pendant ses trois ans chez les Renonciatrices chrétiennes. Elle lui ôta sa chemise et dénoua le bandage souillé. Il gémit sans se réveiller. Du sang et du pus sourdaient de la blessure, qu’elle nettoya le plus doucement possible avec un linge humidifié, mais il hurla et s’écarta dans un spasme.
— C’est nécessaire, dit-elle. Je suis navrée.
— Donnez-moi quelque chose. De l’aspirine.
— De quoi ?
— Le flacon sur le comptoir de la cuisine.
Elle alla chercher le tube, mais l’étiquette à demi effacée défiait toute interprétation.
— C’est un narcotique ?
— Un analgésique. Et ça fera baisser la fièvre.
Selon ses instructions, elle lui donna quatre comprimés, qu’il avala avec un verre d’eau.
— Vous avez du désinfectant, aussi ?
— Non. Euh, attendez, il y a de la Bactine dans l’armoire à pharmacie…
— On s’en sert sur les blessures ?
Elle n’aimait guère le trouble de son regard, et craignait qu’il ne fût incohérent.
— Sur les coupures. On la pulvérise sur les coupures.
Elle trouva l’aérosol, tâtonna pour comprendre la façon dont il fonctionnait, revint près du lit. Dex avait de nouveau fermé les yeux. Il demeura immobile jusqu’au moment où elle vaporisa le remède sur sa plaie ; alors il se mit à crier et elle dut lui donner un oreiller à mordre.
À l’évidence, il s’agissait là d’une blessure par balle. Le projectile avait traversé le gras du bras. Elle aurait souhaité recoudre la plaie, mais elle ne voyait ni fil ni aiguille à portée de main. Elle dénicha cependant un sachet de coton stérile et des bandes pour faire un pansement neuf. Mais Dex avait la peau brûlante.
Elle approcha du lit une chaise de cuisine et s’assit. Une heure plus tard, la fièvre avait diminué, du moins au toucher, et il paraissait dormir paisiblement, une amélioration qu’elle attribua à l’antiphlogistique. Elle n’aimait néanmoins guère l’aspect, ni l’odeur, de sa blessure.
La fenêtre n’admettait plus qu’une lumière grise, ténue. Le jour déclinait.
— Dex ?
Elle répéta son nom jusqu’à ce qu’il ouvrît les yeux.
— Je dois sortir. Je reviendrai, avant le couvre-feu si possible. Vous restez là, n’est-ce pas ?
Il plissa les paupières comme pour mieux la discerner.
— Et où diable est-ce que j’irais ?
— Causer d’autres problèmes, sans nul doute.
Elle le drapa dans une deuxième couverture. La pièce, glaciale, ne disposait ni d’une cheminée ni de brûleurs à gaz.
Linneth se hâta vers le centre médical dans les torrents d’une neige sèche et granuleuse.
La ville de Two Rivers ne possédait aucun équipement hospitalier, sinon ce cube qui comprenait un grand vestibule carrelé et des salles de consultation aux fenêtres teintées. Si la chance lui souriait, le Dr Eichorn serait là. Elle se présenta au planton qui gardait la porte et lui demanda où trouver le médecin.
— Premier bureau à gauche après le hall, mademoiselle. La dernière fois que je l’ai vu.
Le Dr Eichorn avait été convoqué par les proctors, tout comme elle, mais en qualité d’archiviste spécialisé. Ce patricien sudiste, chauve, de haute taille, doté d’un diplôme d’histoire naturelle, enseignait la médecine. Assis au bureau d’une salle de consultation, emmitouflé dans des pull-overs en laine et une écharpe, ses lunettes aux verres aussi épais que des loupes de joaillier perchées au bout de son nez, il fronçait les sourcils, penché sur un journal médical. Elle toqua à la porte ouverte. Il se redressa et ses yeux s’étrécirent alors qu’il la toisait avec un mélange de suspicion et d’ennui.
— Mademoiselle… Stone, c’est cela ? Nous nous sommes rencontrés au commissariat, n’est-ce pas ?
— Oui.
Arrivée là, elle ne savait plus par où commencer.
— Puis-je vous aider ?
— Oui, en effet. (Fonce, se dit-elle.) Docteur Eichorn, il me faut un traitement aux sulfamides.
— Vous seriez malade ?
— Non. C’est pour un ami.
Il ressemblait à un étang bourbeux. Les idées mettaient du temps à s’enfoncer dans son crâne. Il poussa le journal de côté et s’adossa à sa chaise.
— Vous êtes l’anthropologue de Boston ?
— Oui.
— J’ignorais que vous fussiez aussi un puits de science médicale.
— Rien de la sorte, monsieur. Mais j’ai étudié sous l’égide des Renonciatrices : je sais administrer des remèdes.
— Et les prescrire ?
— Il s’agit de combattre l’infection dans une blessure.
— Une blessure, dites-vous ?
— Oui.
— Un de vos sujets anthropologiques ?
La question était maladroite, mais Linneth acquiesça.
— Je vois, dit le médecin. Le patient ferait mieux de venir me consulter.
— C’est difficile.
— Vous pourriez m’emmener le voir.
— Ce n’est pas nécessaire. (Elle s’efforça de cacher son désespoir.) Je sais combien votre temps est précieux. Je vous demande cette faveur en tant que collègue, docteur.
— Collègue ? Je serais le collègue d’une femme qui étudie des sauvages ? (Il secoua lentement la tête.) Sulfanilamide. Cela pose un problème. Il s’est produit un incident, hier soir – vous avez dû en entendre parler.
— Par la rumeur.
— On a tiré dans la rue principale.
— Je vois.
— Un incendie.
— Si vous le dites.
Eichorn l’étudiait, les paupières lourdes, mi-closes. Elle attendit son verdict en comptant silencieusement jusqu’à dix et en veillant à ne pas baisser les yeux.
— Dans ce bâtiment, dit-il, il y a des antibiotiques tels que je n’en ai jamais vu. Je ne connais ni l’histoire ni le destin de cette ville, mais il y avait des gens fort évolués, ici. Nous allons en récolter les fruits pendant des décennies. Nous avons une dette. Je me demande envers qui. (Il passa une main osseuse sur son crâne chauve.) Un simple flacon de pilules ne manquera à personne. Mais que ceci reste entre vous et moi, mademoiselle Stone, d’accord ?
Linneth devinait qu’un changement graduel dont elle ne jaugeait ni le degré ni la nature s’opérait en elle. Ouvrant une porte familière, elle avait trouvé un paysage étranger.
Le processus avait débuté avec son arrivée dans cette ville impossible, ou avec l’intrusion chez elle du proctor Symeon Demarch, mais l’axe et l’emblème de cette mutation n’étaient autres que Dexter Graham – l’homme, et les qualités qu’elle décelait en lui : scepticisme, bravoure, défiance.
Elle avait cru tout d’abord qu’il se contentait d’incarner des vertus américaines courantes, mais la preuve du contraire abondait. À la lecture des journaux et des magazines, elle trouvait ce monde fougueux, mais vulgaire, et surtout obsédé par la mode, en politique comme ailleurs, mode qui, à son avis, n’était que le masque du Conformisme maquillé aux couleurs du carnaval. Dexter Graham échappait à toutes ces conventions. Il semblait peser tout ce qu’elle lui disait, ses mots, sa seule présence, sur une balance invisible. Il avait le port d’un juge, sans le côté impérieux ou terrible. Jamais il ne se considérait au-dessus des lois qu’il édictait. Il avait jadis dû rendre un verdict envers sa propre personne, et Linneth sentait que cet arbitrage n’avait rien eu de clément.
À l’évidence, elle aurait dû le livrer aux soldats au vu de sa blessure. Mais quand elle l’envisagea, elle se rappela un passage du livre qu’il lui avait donné, Les aventures de Huckleberry Finn, de M. Mark Twain. Elle avait eu bien du mal à le déchiffrer, mais un des pivots de l’intrigue se situait au moment où Huck se demandait s’il devait dénoncer aux autorités son ami, le nègre Jim. Selon les canons de l’époque, c’était la meilleure attitude à adopter. On lui avait dit qu’encourager un esclave en fuite lui vaudrait d’aller en enfer pour subir un tourment indicible. Néanmoins, Huck aidait son ami. Si cela signifiait aller en enfer, tant pis.
J’irai en enfer, alors, se dit Linneth.
Le flacon tressautait dans la poche de son manteau tandis qu’elle s’enfonçait au cœur de la pénombre. L’électricité étant coupée en représailles, il n’y aurait pas d’éclairage public. On avait doublé les patrouilles, mais la neige les ralentirait.
Pour éviter les soupçons, elle dîna au commissariat, d’un ragoût de bœuf au bouillon clairet et de tranches d’un pain consistant tartiné de graisse de rognon. Puis elle se rendit dans l’aile civile du Blue View Motel, dont elle informa les pions gardant le vestibule qu’elle comptait écrire et souhaitait n’être dérangée sous aucun prétexte. Elle gagna sa chambre, alluma une lampe, ferma les rideaux. Lorsqu’ils se retirèrent dans le salon pour fumer leurs pipes malodorantes, elle se faufila par une porte latérale. Sa hâte à suivre les rues désertes que balayait le vent nocturne lui valut deux chutes. Quand elle atteignit l’appartement de Dexter Graham, la cloche de l’église sonnait le couvre-feu.
Elle lui donna de la sulfanilamide et de l’aspirine et resta près de lui toute la nuit. Quand il dormait, elle dormait sur le sofa à l’autre bout de la pièce. Quand il s’éveillait, en proie au délire ou secoué de spasmes, elle baignait son front d’un linge humide.
Elle savait le danger que constituait sa présence ici, pour elle comme pour Dex. Les proctors avaient tout des insectes venimeux – inoffensifs quand on les laisse tranquilles dans leur nid, mortels quand on les dérange. Elle se souvenait du jour où ils avaient arrêté sa mère, avant de l’envoyer, elle, aux Renonciatrices ; la peur ancienne remontait des égouts de sa mémoire comme l’eau d’une inondation.
Rafraîchir Dexter Graham lui permettait d’admirer son beau visage. Elle n’appliquait guère le terme « beau » ou « laid » aux hommes qu’elle côtoyait. Ils étaient des menaces ou des opportunités, rarement des amis ou des amants. Le mot amant lui semblait salace, même dans l’intimité de ses pensées. Son dernier « amant », pour ainsi dire, était Campo, qu’elle avait connu voilà bien longtemps, dans sa prime jeunesse, avant la proclamation des lois d’idolâtrie. Son père avait emmené la famille à la messe civique annuelle, à Rome. On décorait le temple d’Apollon de guirlandes de fleurs, et l’évêque de la ville donnait les oracles des Pythonisses en hexamètres latins. Linneth avait assisté au rituel avec ennui et aux sacrifices des animaux avec dégoût. Elle évitait les services religieux pour se cantonner au paradeisos où logeaient les visiteurs étrangers – c’est du moins ce qu’elle promettait à ses parents. En fait, elle s’en échappait tous les matins pour découvrir le bus et le train suspendu ; et elle rencontra Campo, un jeune Égyptien venu lui aussi en pèlerinage avec sa famille. Ils dépensaient leur peu d’argent de poche en billets de tram, en visites au zoo, en boissons au café. Il lui racontait Alexandrie, elle lui racontait New York. Au paradeisos, dans le secret de sa chambre à lui, ils se déshabillaient l’un l’autre. Campo, son premier et dernier amant. Après la fin des rites, sa mère, sur l’immense paquebot à vapeur Sardinia en partance pour New York Harbor, interpréta ses silences et ses moues.
— Il arrive qu’on rencontre Pan là où on ne l’attend pas, dit-elle avec un sourire oblique. Tu n’as pas trouvé belles ces fontaines ? (Si, sans doute.) Et ces chœurs ? (Ah oui.) Et ces fleurs, ces parfums, ces prêtresses sur l’axone ? (Si.) Et ce jeune Africain avec lequel nous t’avons vu ?
Linneth songea qu’il devait être beau, lui aussi.
Elle se remémora cette croisière ensoleillée sur l’océan Atlantique dont les franges d’écume traînaient dans le sillage du paquebot. Au large des Grands Bancs, elle avait vu flotter des montagnes de glace, bleues comme un azur d’été. La nuit, les constellations tournaient dans le ciel comme des roues de moulin.
Puis sa vie avait changé. Les proctors l’avaient envoyée terminer sa scolarité chez les Renonciatrices, en leur retraite de pierre grise à Utica (la ville proche de New York, et non la cité grecque). La neige au lieu de l’astre du jour qu’aimait tant Apollon. Elle portait une robe grise balayant le sol et on lui inculquait la panoplie chrétienne des dieux, des Archontes, des Démiurges et des apôtres austères. Elle n’avait jamais eu d’autre amant après Campo, qui sentait si bon le cèdre et la cannelle.
De sa prime enfance, elle se rappelait aussi une phrase de sa mère :
— Le dieu qui vit dans la forêt vit dans ton cœur et dans ton ventre.
Elle se demanda si sa poursuite éperdue du savoir, si son invasion de forteresses masculines telles les bibliothèques ne traduisaient pas en réalité une quête de ce dieu mis hors la loi ; une quête conduite dans les mythes, les villages, les clairières, les lieux sacrés. Campo, Pan et le Rameau d’Or, se dit-elle. Tout ce que nous adorions, que nous aurions dû adorer ou que nous avons oublié d’adorer.
Elle s’occupa de Dexter Graham, confit dans sa fièvre, tandis que la neige tombait du ciel noir.
Au bout d’une journée, il se réveilla et put absorber le bol de soupe que Linneth avait mis à chauffer sur une bougie de cire. Il était maigre sous les nombreuses couvertures (elle le lavait d’une éponge et changeait souvent son bandage), et elle constata que la blessure et la fièvre avaient lourdement diminué ses forces et sa vitalité.
Il s’était peut-être départi de ses soupçons envers elle, et c’était bien, même s’il la suivait du regard – avec curiosité sinon méfiance – quand elle se déplaçait dans la pièce.
Elle s’absentait le temps nécessaire pour se montrer dans la résidence civile, et revenait le soir. S’il était éveillé, elle lui parlait. D’Huckleberry Finn.
La décision du héros à l’égard de Jim constituait une hérésie bien connue. Dire : « Bon, j’irai en enfer », impliquer l’existence d’une moralité supérieure à la Loi et à l’Église et accessible à un petit paysan ignorant, admettre que Huck Finn pût distinguer le bien du mal mieux qu’un proctor du Bureau ne le ferait… on brûlait des gens à moins.
— Et vous, dit Dex, vous croyez que c’est une hérésie ?
— Bien sûr. Vous voulez dire, est-ce que je crois que c’est vrai ? (Elle baissa la voix, baissa les yeux.) Bien sûr que c’est vrai. Pourquoi serais-je ici avec vous, autrement ?
Une semaine s’écoula. La neige s’amassait sur l’appui de la fenêtre, comme s’amassaient les conversations entre elle et Dex. Elle apporta un radiateur à pétrole pour donner à son logis une température supportable, même si elle devait encore s’envelopper dans des pull-overs et lui dans des couvertures. Et elle apporta de la nourriture : des seaux de ragoût, du pain avec des tranches de fromage effrité.
Linneth se confiait tandis que les flocons caressaient la vitre avec un bruit qui, à ses oreilles, évoquait des plumes et des diamants. Elle lui raconta son enfance, une enfance où les forêts proches de la maison familiale paraissaient enchantées sous la parure glacée de l’hiver ; une enfance de gobelets de vin chaud, de prières dans un latin cryptique, de livres de contes emballés dans du papier rouge et venus des païens d’Europe du Sud et de Byzance. De son père, barbu, dévot, distant, instruit. De sa mère, détentrice de nombreux secrets. Il y a du vivant en tout, disait-elle, pour qui sait le chercher.
On avait proclamé la loi sur l’idolâtrie et les proctors étaient venus chercher son père, qui partit sans un mot. Un mois plus tard, ils étaient revenus chercher sa mère, qu’il fallut traîner, hurlante, jusqu’au camion noir tout en angles. Ils avaient emmené Linneth, aussi, et l’avaient envoyée aux Renonciatrices, mais une de ses tantes, une dame chrétienne de Boston, avait un jour racheté sa liberté et lui avait payé la meilleure éducation possible.
Dex racontait une enfance très différente, faubourienne, agitée, baignée de télévision. Une existence plus libre que tout ce qu’elle pouvait imaginer, mais étroite, aussi, au fond. Dans le monde de Dex, nul ne parlait guère de la vie et de la mort, du bien et du mal – sinon, comme le fit remarquer Linneth, M. Mark Twain ; mais il relevait d’un passé plus ancien. Et si on suffoquait de cette insignifiance ? Dans le monde de Dex, on pouvait passer sa vie sous les feux du banal le plus criant. Ça aveugle, disait-il, mais ça ne réchauffe pas.
Elle lui demanda s’il était marié. Oui, répondit-il, sa femme s’appelait Abigail et son fils David. Ils étaient morts. Dans un incendie. Leur maison avait brûlé.
— Vous étiez là ?
Dex fixa le plafond, avant de répondre :
— Non. (Un silence.) C’est un mensonge. J’étais là. J’étais dans la maison quand elle a pris feu. (Elle dut se rapprocher pour l’entendre.) Je buvais. Trop. Un soir, j’étais rentré tard, je me suis couché sur le canapé pour ne pas déranger Abby. Quand je me suis réveillé au bout de deux heures, il y avait de la fumée partout. Les flammes avaient attaqué l’escalier. Abby et David dormaient en haut. J’ai essayé de passer, mais je n’ai pas pu. Ça m’a cramé les poils du visage. Le feu était trop vif. Ou j’avais trop peur. Les voisins ont appelé les pompiers, et un type avec un masque à oxygène m’a tiré de là. Mais la question, c’est que personne n’a pu expliquer l’incendie. Les gens de l’assurance ont mené une enquête qui n’a rien donné de concluant. Alors je me dis, et si j’ai renversé une lampe ? Laissé une cigarette allumée ? Une négligence d’ivrogne. (Il secoua la tête.) Je ne sais toujours pas si je les ai tués ou non.
Il chercha son regard comme s’il regrettait d’avoir parlé ou redoutait ce qu’elle allait dire ; elle resta silencieuse, mais lui prit la main et appliqua un linge humide sur son front.
Elle lui rendit visite tous les jours, et continua même quand il parut rétabli. Elle aimait se trouver là.
La chambre de Dex Graham, spartiate, avait pourtant un charme étrange, surtout depuis le rétablissement du courant après une semaine de privation. C’était un espace clos, une bulle de chaleur au beau milieu de toute cette neige qui jamais ne cessait de tomber. Dex tolérait et semblait même apprécier sa présence, bien qu’il manquât d’entrain. Une fossette de chair rosée marquait l’impact de la balle.
La blessure restait douloureuse. Il évitait de se servir de ce bras. Elle devait faire attention, avec lui, au lit.
C’est un péché, en somme, pensait-elle. Pas un péché de la forêt ni du ventre ni du cœur, pourtant. Une Renonciatrice parlerait d’un péché. Et cet idéologue du Bureau, Delafleur. Peu importe. Qu’ils appellent cela comme ils veulent. Tant pis. J’irai en enfer.